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le logiciel est bleu

7 avril 2019

L'Exil et le chaos

 

Ours d’or à Berlin, « Synonymes » de Nadav Lapid ne s’attache pas seulement au sens des mots, mais aussi au sens de la vie, à l’exil, au désenchantement.

On entre dans le film par effraction. La caméra suit un jeune homme qui court dans la rue, récupère une clef sous un paillasson, et pénètre dans un appartement bourgeois vide. Très vite il se fait voler ses affaires. Il se retrouve nu au sens propre et au sens figuré. Il s’appelle Yoav, arrive d’Israël, son pays qu’il a fui.

Le chaos des mots

Recueilli par un couple du 6e arrondissement avec lequel il partage son vécu, Yoav (Tom Mercier) refuse de parler hébreu pour ne rien garder de son pays. Et c’est à partir de synonymes qu’il apprend la langue française, d’abord en injuriant Israël avec une liste d’implacables mots ayant le même sens : fétide, répugnant, hideux, abominable…. Ses amis lui donne des vêtements. Il déambule dans les rues avec un manteau jaune trop court, étriqué. C’est un guerrier de l’asphalte. Il marche et répète à voix haute les synonymes des mots qu’il apprend. Physiquement, il ressemble à un personnage lunaire un peu fou, un peu étonné avec ses yeux ronds, ou peut-être encore, à certains moments, à un personnage issu d’un conte de Voltaire.

Le chaos des corps

D’abord tourné vers l’intime, le film montre la relation de cet homme avec le couple qui l’accueille. C’est une relation d’amour triangulaire. Il raconte son histoire à Emile (Quentin Dolmaire) aspirant écrivain contre de l’argent. Ensuite, il se marie avec Caroline (Louise Chevillote) en vue d’obtenir la nationalité française. Au fil des séquences, Nadav Lapid introduit de la confusion dans le propos. Il brouille les pistes créant ainsi du chaos. Pourquoi Yoav trouve-il du travail chez ses compatriotes d’Israël alors qu’il exècre son pays ? Est-ce uniquement pour de l’argent qu’il accepte de poser pour un photographe ? La séquence de pose fait penser à une autre séquence du cinéma de Godard,  où dans « Sauve qui peut la vie », la chaine sexuelle  signifie que les corps payés ne peuvent se dérober. Ils deviennent alors l’objet de tous les fantasmes. La mise en scène de cette séquence renvoie le spectateur à la douleur de l’asservissement, au machiavélisme du metteur en scène, le seul à tirer les ficelles. D’ailleurs, dans cette séquence, Yoav hurle des mots hébreux faisant penser que la torture imposée par le photographe le réveille à la douleur de sa vie en Israël.

 

Le chaos du monde

La dernière partie est kafkaïenne. Elle décrit le parcours obligatoire que doivent suivre les exilés s’ils veulent vivre en France ; les questionnaires auxquels ils doivent répondre afin de devenir de bons citoyens confèrent au film une dimension comique. La Marseillaise  détournée de son sens par la mauvaise prononciation ou l’utilisation hasardeuse des mots accentue cet effet. Encore les mots. Animées par l’actrice Léa Druker, les séquences de leçons civiques transforment le film en un véritable délire verbal. Yoav a quitté son pays de plein gré. Il découvre que la France n’est pas le pays dont il a rêvé. A la fin du film, lors d’une séquence époustouflante de violence verbale, Yoav interrompt un concert. Aucun Etat ne sait répondre à la douleur de l’exil. Yoav avance quand même. Il trouve de la force dans la multiplicité du sens des mots.

Ainsi Nadav Lapid, à son arrivée en France, a-t-il fait face au chaos du monde grâce au cinéma.

 

 

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21 mars 2019

« Sibel », l’émancipation d’une femme turque

 

En Turquie, dans un petit village situé à quelques encablures de la Mer noire, tout le monde parle une langue sifflée inventée il y a très longtemps afin de permettre aux habitants de communiquer par-delà les montagnes. Chaque note représente une syllabe. C’est la langue de Sibel (la très belle Damla Sönmez) jeune femme muette qui vit dans le village avec sa sœur et son père.Dès les premiers plans, le visage de la jeune femme occupe toute l’image. Elle court dans le bois avec son fusil et dépose des entrailles d’animaux dans un trou creusé à côté d’une cabane, comme si elle cherchait à piéger un animal. D’emblée, le film ressemble à un conte. Une forêt épaisse Une jeune fille en alerte. Une course haletante. Un loup à tuer au fond des bois. Peut-être…

Elle intrigue, elle, la seule fille du village à ne pas porter le foulard. On apprend peu à peu qu’elle cherche à piéger le loup pour prouver aux villageois qu’il existe. Elle s’arrête parfois dans sa course éperdue pour rejoindre les femmes aux fichus multicolores occupées à la cueillette dans les champs. A la maison, comme le veut la tradition, Sibel, fille ainée s’occupe de son père veuf dans les différents travaux domestiques. Sa sœur, promise à un jeune homme, doit se marier prochainement. Mise au ban par la communauté rurale, elle reste des journées entières dans les bois. Un jour, ce n’est pas le loup qu’elle rencontre, mais un jeune déserteur qui se cache dans la montagne. Dans la forêt touffue et sombre, ils s’apprivoisent. Elle le soigne et il la révèle à elle-même.

Sibel s’oppose au mariage forcé de sa sœur au prétexte que cela l’empêcherait de poursuivre ses études. Même si sa rencontre avec le fugitif la met en péril, et si elle est considérée comme paria dans le village, elle ose s’affronter à son père et traverse le village la tête haute. Dans cette société imprégnée de valeurs ancestrales sur la place de la femme, les croyances vivaces finissent par faire d’elle une sorcière. Rejetée par les femmes auxquelles elle ne ressemble pas, et par les hommes, par sa façon d’être, elle devient une femme désirante, indépendante, vivante. Ainsi le rocher de la Mariée, lieu de traditions ancestrales, finira en fumée.

Sans que la musique ne vienne appuyer les images, Çagla Zencirci et Guillaume Giovanetti, les deux réalisateurs français et turc racontent dans un climat proche du fantastique, l’émancipation d’une femme qui, - au-delà de son handicap, - désapprouve la société patriarcale et l’asservissement des femmes à leur mari et à leur travail. Ils dessinent le portrait d’une femme libre aux yeux grands ouverts, d’une militante féministe qui lutte contre l’obscurantisme. Comme si son mutisme venait se substituer à la parole du village pour, au-delà de son handicap, devenir une force, celle de siffler, - au-dessus des réactions viles -, l’idée de la tolérance et de la liberté.

 

 

 

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